La source n’est certes pas récente, mais une pensée peut-elle être réellement sujette à obsolescence ? Je ne le crois pas s’agissant du fruit de nos esprits ! Dans son essai révolutionnaire de 1880, « Le Droit à la paresse », Paul Lafargue contestait l’idéologie du travail qui dominait la société de son époque. Son approche était sans ambages et consistait à prôner une réduction drastique des heures de travail, libérant l’Homme des chaînes de ce qu’il considérait comme une obsession malsaine pour le travail. Aujourd’hui, à l’ère de l’intelligence artificielle et de l’automatisation, sa vision semble prendre une nouvelle dimension. Cet article explore comment l’évolution de l’IA pourrait paradoxalement concrétiser la prophétie de Lafargue.
Un plaidoyer pour la paresse, et pourquoi pas ?
D’abord, un peu de contexte : cet ouvrage est né à une autre époque et en réaction à un livre radicalement opposé produit par Louis Blanc et baptisé, quant à lui, le « droit au travail» prônant le fait que l’État avait le devoir de garantir à tout un chacun un emploi.
Cela peut paraître louable et même bien-pensant, mais Lafargue a voulu contester cette idée avilissante de la plus belle des manières, et critiquer la croyance selon laquelle le travail est une vertu en soi. Pour lui, cette croyance était une forme d’oppression, empêchant l’individu de s’épanouir pleinement. Il imaginait un monde dans lequel le temps libéré du travail servirait à cultiver l’esprit, l’art et les relations humaines. Inutile de dire que pareille pensée était subversive et l’est restée jusqu’à nos jours.
Dans sa théorie, le travail tel que nous le connaissons est considéré comme une construction sociale façonnée par les exigences et les valeurs du capitalisme. Ce dernier est naturellement fondé sur la maximisation du profit et l’enchainement passionnel à la productivité des travailleurs par l’émergence de désirs fictifs et de bonheurs artificiels par la force de consommation qui oppresse l’Humanité.
La classe des prolétaires, dont la seule monnaie d’échange est la force de travail, s’engage dans un travail incessant, souvent au détriment de sa santé et de son bien-être, dans l’espoir d’une vie meilleure ou par crainte du manque, de la pauvreté ou en raison de la pression sociale.
C’est le principe du chien qui se mord la queue, le travailleur propose son temps d’abord pour pouvoir vivre et consommer, généralement bien au-delà de ses besoins réels. Pour consommer davantage encore, il s’endette. Pour honorer ses créanciers et ses envies toujours plus nombreuses, il redouble d’effort au travail au détriment de sa santé et de son bien-être qu’il soigne au moyen de dérivatifs ou psychotropes coûteux. Il sacrifie de bon gré un temps précieux qu’il ne retrouvera pas pour mieux combler ses addictions créées par un système opprimant dont les intentions sont habilement dissimulées derrière des atours irrésistibles.
Qui pourrait accepter pareille aliénation en pleine conscience ? Personne en première lecture et pourtant, tant de monde de nos jours !
Lafargue soutient que cette acceptation à l’infamie est le résultat d’un conditionnement culturel et éducatif profond. Dès leur plus jeune âge, les individus sont élevés dans l’idée que le travail est synonyme de dignité et de responsabilité. Cette idéologie est renforcée par diverses institutions sociales, y compris les écoles, les médias et les cultes. Toute notre jeunesse, nous sommes bassinés par cette terrible tirade, « que vas-tu faire plus tard ? », comme s’il était possible de se projeter au-delà du lendemain lorsqu’on est gamin ! Autant de témoignages discrets de ce conditionnement qui ne dit pas son nom.
Mais, aujourd’hui, à l’aune de l’essor de l’intelligence artificielle, de la robotique et, peut-être, de l’obsolescence fonctionnelle des Hommes, remplacés par la technique, n’est-il pas légitime de se dire que le meilleur des mondes est à venir, celui de la libération des esprits et des êtres ?
L’Intelligence Artificielle: Un catalyseur du changement
Avec l’avènement de l’IA, nous observons une transformation rapide du paysage du travail. Les machines, de plus en plus intelligentes et autonomes, sont capables de réaliser des tâches qui étaient auparavant l’apanage des humains. Jusqu’alors relativement immunisés par l’impact des évolutions technologiques successives, les métiers du secteur tertiaire sont désormais menacés.
Exit les comptables, exit les secrétaires ou les avocats, les intelligences artificielles du futur promettent de supplanter notre propre matière grise. Cette évolution suggère une possible réduction du travail humain nécessaire par une forme d’obsolescence, un écho intrigant aux idées de Lafargue.
Cette transition vers une automatisation accrue pose des questions économiques et sociales majeures. Comment la société réagira-t-elle à une main-d’œuvre humaine de moins en moins nécessaire ? La répartition des richesses, la structure du marché du travail et la définition même de la valeur devront être repensées sous peine de conflits majeurs.
Dans ce contexte, le droit à la paresse pourrait être réinterprété non comme un rejet du travail, mais comme un droit à ne pas être contraint au travail pour subsister. L’IA pourrait permettre une redistribution des tâches, libérant l’humain pour des activités plus épanouissantes, créatives, affectives ou intellectuelles.
Toutefois, la transition vers une telle société n’est pas exempte de défis. Les questions d’équité, d’accès à l’éducation et aux ressources, et la gestion des disparités économiques et sociales sont des problématiques cruciales à adresser à nos Gouvernants. Faut-il encore qu’ils aient la stature suffisante pour appréhender l’ampleur, mais également l’urgence, d’une vision qui conditionne l’avenir d’une humanité dont les bases sont aujourd’hui chancelantes.
L’impact de l’IA sur le marché du travail pourrait nous amener à repenser notre conception de l’emploi et de la liberté. L’idée d’un équilibre plus harmonieux entre les deux, où le temps libre n’est plus considéré comme secondaire ou moins productif, pourrait émerger.
Ainsi, pour ma part, je considère que Paul Lafargue, avec sa vision avant-gardiste, a anticipé un débat très actuel. Les personnes s’inquiètent de la disparition de leur métier, remplacé par la technologie, car leur référentiel est celui du capitalisme et du productivisme. L’évolution de l’IA et de l’automatisation pourrait être le vecteur par lequel la théorie du droit à la paresse deviendra une réalité concrète, signant une forme de retour de l’Humanité à ses fondamentaux. Nous n’avons qu’une vie, brève, et maximiser la jouissance que nous retirons de nos expériences ne devrait pas être considéré comme un pêcher, mais au contraire, comme une vertu. Il reste à voir comment la société s’adaptera à ces changements et si elle embrassera pleinement les idées de Lafargue dans un monde dans lequel l’IA redéfinit continuellement les frontières du possible.